Pour connaître la vie de Mademoiselle Clairon, mieux vaut ne pas se fier à l’autobiographie qu’elle a soigneusement imaginée. Mais peut-on croire pour autant les rapports de police qui détaillent par le menu ses nuits … Disons très occupées ? Pas sûr non plus. Essayons de nous tourner vers Edmond de Goncourt qui brossa d’elle un portrait ni toujours flatteur ni dénué de partis pris. L’icône de la tragédie française a peu à peu disparue des mémoires mais laisse un nom insolite et mutin. Un nom, sur une plaque presque effacée du 4 de la rue Clairon, à Condé-sur-Escaut. Un nom qui pique la curiosité. Qui est donc cette célèbre actrice oubliée au nom si pittoresque et bruyant ? Un nom qu’elle s’est choisi elle-même… Et qui donna naissance, sous la plume de Voltaire, au mot de “claironnade” !
“Il y a une dizaine d’années, les gens de Condé vous montraient avec orgueil cette maisonnette encore intacte, et qui n’existe plus. Une porte, et une large fenêtre à petits carreaux verdâtres, occupaient toute la largeur de la façade. On entrait de plain-pied dans une pièce basse, assez vaste, qui s’ouvrait au fond sur une petite cour, à côté d’un escalier droit, sorte d’échelle qui conduisait à l’étage supérieur. Une cloison le divisait en deux. Dans la chambre de gauche était née M’le Clairon. » Edmond de Goncourt – 1890
Mais avant de partir sur les traces de Claire-Joseph Lerys dite Mademoiselle Clairon, un mot sur la jolie petite ville de Condé-sur-Escaut. J’ai beaucoup aimé ses remparts, ses quais, ses écluses, l’Arsenal, le château de Bailleul, le moulin de Croÿ. Mention particulière aussi pour le magnifique site de Chabaud-Latour avec son lac, ses étangs, la base de loisirs, les sentiers de promenades, la forêt … Cette cité historique, pleine de charme, au cœur du parc naturel Scarpe-Escaut, est encore trop souvent méconnue. Elle va vous surprendre.
Qui était Claire-Joseph Leris dite la Clairon ?
Cette grande tragédienne du XVIIIe siècle fut autant adulée par les plus grands, comme Voltaire et Diderot … que détestée par ses pairs qu’elle malmenait plutôt. Elle a eu des haines plus fidèles que ses amours, et des amitiés plus solides qu’on ne croit. Quant à sa vie intime, on dit qu’elle aima, beaucoup, beaucoup, beaucoup les hommes … Et, quelques femmes aussi. Au XVIIIe siècle, deux grandes tragédiennes se disputent les honneurs de la scène: Mademoiselle Dusmesnil et Mademoiselle Clairon. Que peut-on retenir d’elle ? Qu’elle fut la première à oser jouer sans robe à panier, révolutionna le costume de scène à une époque où les comédiens les achetaient eux-mêmes … Donna à la diction plus de naturel … Se battit pour que l’Église cesse d’excommunier les comédiens et que grâce à elle, les claironnades sont entrées dans notre langage courant. Il y a aussi son sens particulier de la scène qu’elle résumera par cette jolie phrase: “Il faut teindre les mots des sentiments qu’ils font naître”. Mais elle est aussi la “Frétillon” des pamphlets de ses débuts qui devient la Clairon à force de volonté et de coups d’éclat… de voix.
Loin d’être une figure insipide, surannée, Claire-Joseph Leris s’est forgé un destin et quel destin. Elle a su jouer de tous les codes d’un siècle qui finit par basculer dans la Terreur. Elle a compris comment tirer avantage de tout et de tous. Rien n’est gratuit avec elle parce que rien ne lui a été donné. Ce qu’elle a eu, elle l’a conquis avec talent, force, séduction, minauderies, plaintes, orgueil, charisme, duplicité, marchandages… Dans l’ordre que l’on voudra. Elle a compris que le sexe faible n’était pas celui auquel on pense… La petite Claire a tracé son chemin entre ombres et lumières et c’est passionnant de la suivre à travers ce qu’elle claironne et ce qu’elle chuchote tout bas… Entre ses colères et ses silences qui sont un même et seul dialogue. Un même “je” habile à montrer le superficiel pour protéger, peut-être, l’essentiel. Laissons-là s’amuser avec nous comme elle l’a fait de ses contemporains… Décidément, cette plaque au mur nous entraîne bien plus loin qu’il n’y parait.
De Condé-sur-Escaut à la Comédie Française
Elle est née le 25 janvier 1723 à Saint-Wanon de Condé, qui deviendra Condé-sur-Escaut en 1886. Elle est la fille illégitime d’une ouvrière couturière Marie-Claire Scanapiecq et de François Joseph Léris ou Lerys, militaire, dont elle garde le nom. Ses premières heures sont rocambolesques. Car, selon ses mémoires, ce 25 janvier, le carnaval bat son plein dans la petite ville de Condé. Tout le monde est déguisé y compris Monsieur le curé. Née prématurée, elle semble trop faible pour pouvoir vivre longtemps. C’est en tenue d’Arlequin que le prêtre la baptise en urgence assisté de son vicaire affublé en Gille… Le tableau est cocasse … Mais probablement faux. Elle n’aura de cesse toute sa vie de se montrer avant tout comme une victime. Une victime de sa condition sociale, de sa mère qu’elle dépeint comme ” Une femme violente, ignorante et superstitieuse” qui la forcera presque à se marier un pistolet à la main. Victime des hommes… Et des femmes… De la maladie, de l’ingratitude… Ses mémoires et ses lettres sont un long plaidoyer pour justifier son tempérament emporté, jaloux, vindicatif et très intéressé par les choses matérielles.
Elle nous dépeint une enfance malheureuse auprès d’une mère qui ne lui témoigne ni douceur, ni amour. Elle naît dans un milieu très modeste où les enfants commencent à travailler tôt. Sa vie est tracée : Elle fera des travaux de couture, comme sa mère. Mais la petite Claire se rebelle et refuse. Elle a onze ans quand sa mère déménage à Paris et l’ emmène avec elle mais en la laissant seule à longueur de journée. La fenêtre de sa chambre donne sur les appartements d’une certaine Dangeville. Elle débute, à 15 ans, une carrière d’actrice. Claire-Joseph est subjuguée par cette jeune fille à qui l’on donne des cours de maintien et de danse. Elle l’observe et refait chaque geste à l’identique.
Un jour, un ami de sa mère, l’emmène voir jouer la jeune comédienne. Et c’est une révélation. Désormais, elle sait ce qu’elle veut être : une comédienne à son tour. Sa mère s’y oppose violemment, la laissant presque sans nourriture pendant plus de 2 mois. La jeune fille ne plie pas et finit par avoir gain de cause. Le 8 janvier 1736, elle monte sur les planches pour la première fois. Elle n’a pas encore 13 ans. Septembre 1743, elle entre à la Comédie Française. Elle décide de prendre le nom de scène de Clairon. “Quiconque m’appellera encore Frétillon, peut compter que je lui f… Le meilleur soufflet qu’elle ait peut-être encore reçu de sa vie !”. Sacré tempérament décidément.
Mademoiselle Clairon : Une actrice de caractère
Edmond de Goncourt insinue fortement que la réussite fulgurante de l’actrice tient beaucoup aux amitiés intimes et masculines qu’elle a nouées dans les villes de garnisons où elle jouait. Les officiers sont issus des plus grandes familles de la noblesse française : le prince de Soubise, le duc de Luxembourg, le marquis de Bissy…Une chose est certaine, la jeune Clairon a compris dès sa jeunesse, et sans doute grâce à sa mère, que les hommes sont des “marche-pieds” utiles dont il faut apprendre à se servir. Sans grandir vraiment dans la misère, chaque sou est compté. Chaque sou doit se gagner à la sueur de son front…. De cette précarité sociale, elle gardera toute sa vie le souci d’amasser des cadeaux, de chercher des rentes, de monnayer sa présence, de réclamer à ses anciens amants, qui des chandeliers d’argent, qui une boîte en écaille, un portrait … Qu’elle revendra en fonction de ses besoins d’argent. Aux jeunes acteurs qu’elle prendra sous son aile, à la fin de sa vie, elle conseillera explicitement d’ “amasser” pendant que la jeunesse et la gloire le permettent.
Elle n’est pas la seule à le faire. Les artistes qui n’ont pas de fortune personnelle courent le cachet, le billet, les rentes, les bons mariages, officiels ou non. Ils acceptent les cadeaux, les largesses pour assurer le quotidien, pour avoir un costume et monter sur scène. Comme beaucoup d’artistes, d’écrivains, de musiciens, de peintres… La Clairon doit monnayer au mieux ses talents, sa jeunesse, sa renommée. Les méchantes langues ont largement relayé les rapports de police mentionnant volontiers que l’organe vocal de la Clairon n’était pas réservé qu’à la scène… Mais que dans l’intimité, elle ne s’en privait pas non plus. Je ne peux pas m’empêcher de sourire quand on sait que c’est elle qui choisit ce nom insolite de “Clairon”. Et je suis convaincue que ni la diction parfaite qu’on lui reconnaît, ni son prénom, ni ses célèbres colères ne sont les seules raisons de son choix…
Plus on la découvre, plus on s’attache à cette force inouïe qu’elle a eu de lutter et d’apprendre : Apprendre et toujours apprendre pour s’élever au-dessus de sa condition, pour devenir actrice, pour évoluer dans cet univers mondain qui n’est pas le sien. Apprendre à lire et à écrire. Apprendre à parler, s’habiller, marcher. Apprendre à évoluer sur scène, à danser, à poser sa voix, à avoir du talent. Car elle a appris avoir du talent. Rien n’est inné chez elle sinon cette faculté d’observer, de reproduire, de s’adapter, de plaire.
Aussi habile à lier des amitiés que douée pour se faire des ennemis, Mademoiselle Clairon va occuper la scène pendant plus de 22 ans. Elle y côtoiera les plus grands. Voltaire par exemple, chez qui elle séjournera en convalescence. Il sait flatter l’actrice. Il l’encense en même temps qu’il s’agace des conseils et des changements qu’elle lui suggère dans ses pièces. Excusez du peu !
Quand le rideau tombe …
En 1765, à 42 ans, elle met brusquement un terme à sa carrière publique et ne joue plus qu’en privé. Elle ouvre même pendant quelque temps une école de théâtre à Paris. En 1772, grand changement dans sa vie, elle devient la maîtresse du jeune prince allemand Margrave d’Anspach, neveu du grand Frédéric. Pendant 17 ans, elle va se partager entre la France et l’Allemagne. Elle se pique de jouer auprès de son amant un rôle de conseil, de ministre occulte. Elle s’étonne même que l’épouse officielle du Prince ne l’aime pas, elle qui encourage pourtant son mari à poursuivre ses devoirs conjugaux. Étonnante Clairon. Si la 1ère année semble idyllique, les années suivantes sont teintées de désillusion et d’ennui. Elle avoue ne rester que pour la – petite – rente qu’on lui verse. Pourtant son train de vie finit par faire grincer les dents… Sa liaison prend fin au bout de 17 ans. Le prince, qui a toujours été volage, a une nouvelle favorite, lady Graven, une jeune Anglaise, qu’il finira par épouser. C’est l’heure du bilan pour l’actrice. Elle se dit ruinée par le comte de Valbelle, son amant pendant 19 ans, et laissée sans ressources par le Prince. Dans ces lettres, elle se plaint d’être une nouvelle fois abandonnée, trahie…Et vieille : Elle a désormais 63 ans.
Une vie en “claire-obscure”
Septembre 1786, elle revient s’installer définitivement en France, dans la très sélecte campagne d’Issy (Issy-les-Moulineaux). Elle écrit sans pudeur qu’elle est malade, seule, sans le sou, à peine a-t-elle un toit au-dessus de la tête… Mais est-ce encore une fois la réalité ? Claire aime la lumière mais pas toute la lumière. Elle a laissé soigneusement dans l’ombre beaucoup d’aspects de sa vie : Celle de la jeune fille avant d’être actrice… Celle de jeune actrice avant d’être une icône… Celle de l’amante avant d’être favorite… Celle des amours interdites qu’elle a seulement esquissé au fil de ses lettres. Car, quand elle revient en France, elle ne vit pas seule. Elle partage sa – très belle – maison avec une gouvernante dont on peut penser qu’elle est en réalité sa maîtresse. Et ce n’est pas la seule qu’on lui connaisse. Passe encore de se rendre en prison sur les genoux d’une Intendante faute de place, soi-disant, dans la voiture… Passe encore d’être séparée d’une mystérieuse inconnue que sa famille veut éloigner de l’ancienne actrice … Mais les autres ? Pure médisance ?
Mademoiselle Clairon a soixante ans passés mais elle aime encore, elle est aimée, et elle souffre quand survient la séparation avec sa gouvernante. Elle, si volubile sur ces amours masculines, restera toujours d’une extrême discrétion et d’une tendre ambiguïté sur ses “amies si chères à son cœur”. Ses amours féminines n’ont-elles été que de petits badinages libertins ou une part plus intime et secrète de l’actrice ? S’est-elle servie des femmes comme des hommes, a-t-elle entretenue de longues liaisons avec des messieurs, souvent absents, pour donner le change, a-t-elle tout simplement aimé en toute liberté ? Ce n’est pas la véracité des faits qui est intéressante mais ce qu’ils nous disent de la société dans laquelle elle vit. Les mœurs du XVIIIe siècle sont codées. Le libertinage n’est toléré que si les apparences sont sauves. La favorite est puissante mais dans l’étiquette, c’est la reine qui est au côté du roi. Les messieurs ont des maîtresses qui s’accrochent à leurs bras mais ils sont mariés. Les épouses ont de jeunes admirateurs pour les divertir, mais tiennent leur rôle de mère et maîtresse de maison … Les amours particulières font l’objet de rapports de police mais doivent rester dans le champ privé de l’alcôve. Dans ce jeu de masques et de convenances, la jeune Claire a dû apprendre très tôt qu’on joue autant dans la vie qu’à la scène …Et que la sincérité n’est affaire que de point de vue. Il faut donner à voir et à entendre ce que la société veut voir et entendre… Et pour cela un clairon est un instrument d’une remarquable efficacité!
Les dernières années de Mademoiselle Clairon
Depuis son retour d’Allemagne, elle se plaint de tout. Qu’elle est ruinée, qu’elle a à peine de quoi vivre, que la maladie la cloue chez elle…Pourtant, trois ans avant sa mort, elle rédige un testament qui laisse des biens. Elle a une magnifique propriété, des objets de valeurs, des liquidités, des pieds à terre… Elle n’est pas donc pas dans l’indigence comme elle se plait à l’écrire. Elle a certes raccourci son nom, qu’elle avait rallongé, Claire-Joseph-Hippolyte Leris Clairon de la Tude, devient plus modestement la citoyenne Latude … mais elle traverse la révolution sans dommage apparent. Les temps sont difficiles et les têtes tombent comme celle de sa voisine, la princesse de Chimay, guillotinée, et son château confisqué. Elle ne quittera pourtant “Issy-l’Union” que peu de temps avant sa mort. Clin d’œil de la vie à sa région natale, elle s’installe alors rue de Lille à Paris, avec Pauline présentée comme sa fille adoptive. Officiellement Mademoiselle Clairon n’a jamais eu d’enfant. Elle meurt le 29 janvier 1803. Elle venait de fêter ses 80 ans … Ironie du sort, son indéfectible rivale, Mademoiselle Dusmesnil, 90 ans, ne lui survivra que de quelques jours. Mademoiselle Clairon, Claire-Joseph Leris, est aujourd’hui enterrée au Père-Lachaise, dans la 20e division.
5 Commentaires
Isabelle Duvivier
Merci beaucoup Elsanie pour la gentillesse de votre message. C’est une actrice vraiment très singulière à (re) découvrir.
Henri Rozan
Bonjour !
passionnante histoire sans doute construite de sources diverses. Plus qu’un article, n’avez vous pas pensé à rédiger une biographie , citant vos références en annexe ? Cela peut contribuer à la nouvelle tendance d’ “histoire sociale de la culture”, qui donne du corps à celle d’un domaine particulier, les arts scéniques et leurs acteurs en termes concrets. Ds le cas Clairon son souci du travail et de la transmission, activités technique et économique seraient à rédiger.
Merci ! HR
Yannick Dupon
A l’âge mûr, la Clairon ressemble fort à une autre “culottée”, Cléopâtre ! Bravo à Isabelle Duvivier pour ces recherches !
Alain H. Lefebvre
Merci pour ces infos super intéressantes !
Isabelle Duvivier
Merci beaucoup pour ce message. C’est très gentil à vous.