Dire que la légende et le culte de sainte Saturnine traversent encore aujourd’hui la petite commune cambrésienne de Sains-lès-Marquion , c’est peu dire. Rares, très rares sont les localités de notre région qui concentrent autant de témoignages, de légendes et de cultes aux racines ancestrales. Nous avons rendez-vous avec une fontaine miraculeuse, une pierre, un tombeau… Et le tout dernier arbre de mai de la région. Un arbre dressé, chaque année, le 20 mai, en l’honneur de la sainte. Nul doute que l’antique sancti attesté depuis le XIe siècle ne doit rien au hasard. Voici l’enquête long format menée par Nord Découverte sur cette petite commune du Pas-de-Calais.
La légende de sainte Saturnine, l’histoire d’une bergère assassinée
En dépit d’un prénom qui n’est pas de consonance germanique, mais romaine, Saturnine serait d’origine allemande. On la fait naître au VIIIe ou IXe siècle dans une famille aisée des environs de Paderborn. Très pieuse, elle fait vœu de virginité et refuse le mariage auquel ses parents la destinent. Elle s’enfuit et finit par se réfugier dans ce petit village de l’Artois. Elle mène alors une vie simple de gardienne de troupeau. Tenace, le chevalier éconduit lancé à sa poursuite la retrouve. Elle tente de lui échapper en se réfugiant au milieu de son troupeau. D’autres versions parlent de bergers. Lorsqu’elle tente de fuir à nouveau, il la rattrape et d’un coup de glaive, lui tranche alors la tête.
Pourtant, la jeune femme se relève. Elle prend alors sa tête tombée à terre et marche vers le village. Juste avant d’arriver à l’église, elle s’arrête un instant au gros « caillou ». Puis elle reprend sa marche et finit ses pas dans l’église. Quant à l’assassin, voulant s’enfuir ou peut-être pris de remords, il sombre, englouti avec son char, dans une mare à la sortie du village. Depuis, on raconte que lorsque la source est moins abondante, on voit encore au fond de la fontaine les traces de l’équipage. Quant à l’eau, elle aurait depuis lors des vertus bienfaisantes…
Une sainte qui a la particularité d’être céphalophore
On retrouve dans cette trame hagiographique des clés communes à d’autres saintes et saints de la région. Elles sont le sceau de leur vocation inébranlable, de leur martyre et de leur sainteté. Un récit qui accompagne le pouvoir des reliques, de la source, le caractère sacré des lieux et des pratiques auxquels ils sont attachés. Tout comme saint Piat à Seclin ou saint Crysole à Verlinghem, autres saints céphalophores nordistes, les voici prenant leur tête coupée dans leurs mains pour venir « mourir » là où ils veulent être honorés. On admet aujourd’hui que saint Denis est le premier saint céphalophore de la lithurgie. Cette particularité apparaît dans son récit dès la fin du VIIe siècle. Cet étrange et très spectaculaire attribut frappe autant l’imaginaire des croyants que des non-croyants. Le saint ou la sainte qui par prodige marche avec sa tête coupée renforce également la légitimité de lieu du sanctuaire désigné par le martyr lui-même.
Enfin, la noblesse et le destin funeste qu’elle partage avec sainte Godeleine de Wierre-Effroy ou sainte Emme de Blangy-sur-Ternoise face à la brutalité de leur mari ou de leur prétendant vient souligner l’abnégation et le sacrifice concédés sur terre. Elles entrent dans un panthéon de « vierges » que rien ne détourne de leur foi et de leur fidélité à l’époux céleste choisi. Ni richesses, ni honneurs, ni violence.
L’eau, la pierre et l’arbre, des survivances de cultes ancestraux
On retrouve sans doute dans ces vierges christianisées, les vestiges des cultes anciens voués aux déesses primitives. Des cultes souvent liés à l’eau, aux arbres et aux pierres. Ici, fait exceptionnel, nous avons encore le témoignage des trois réunis. La singularité de Sains-lès-Marquion est, en effet, de conserver autant d’éléments de cultes anciens ayant aussi bien perduré. Christianisés, réintégrés dans un récit légendaire, ils font aujourd’hui encore l’objet de vénération notamment lors de la procession et la neuvaine annuelle en l’honneur de sainte Saturnine du 19 au 26 mai.
Là où tout commence : le lieu du meurtre
Tout au bout de la rue de la Croix, au nord de Sains-lès-Marquion, une immense croix se dresse entourée de tilleuls. Cette stèle commémorative désigne, selon la tradition, l’endroit où le prétendant de Saturnine la rattrape et lui trancha la tête. On retrouve la trace de l’existence d’une croix avant l’époque révolutionnaire. Elle sera remplacée en 1845 par le monument actuel.
C’est là, que prenant sa tête entre ses mains, elle se relève et se dirige vers l’église. Elle s’arrête un instant sur une pierre, le fameux « caillou » avant de reprendre sa marche jusqu’à l’autel.
Le caillou de sainte Saturnine
On dresse l’arbre de mai au pied de cette pierre qui se situe au croisement de la rue de la Croix et la rue de l’Église. Il s’agit d’un bloc de grès, peut-être un ancien mégalithe, grossièrement poli. Il mesure environ 85 cm de long, une soixantaine de large et presque autant en hauteur. On remarque quelques trous notamment en surface. Une tradition mentionnée dans une parution de 1879 indique qu’une jeune fille qui souhaite « filer fin » doit mettre son petit doigt dans un des trous. Cette pierre est traditionnellement fleurie lors de la neuvaine.
L’arbre de sainte Saturnine, le dernier arbre de mai de la région
L’histoire raconte que Saturnine laisse tomber sa quenouille au sol lorsqu’elle essaie de fuir son assaillant. La quenouille devient un arbre. Depuis, chaque année, la tradition veut que dans la nuit du 19 au 20 mai, les jeunes gens du village aillent couper un arbre dans un bois proche. On élague les branches, laissant juste un rameau de branches au sommet. Il est ensuite décoré puis dressé au pied du caillou de Sainte-Saturnine. Il restera ainsi jusqu’à l’année suivante avant d’être remplacé par un nouveau.
On remarquera la mention de cette quenouille plantée en terre qui rappelle celle de Sainte Godeleine à l’origine de la source miraculeuse. Objet traditionnel de la féminité, de l’image pastorale de la bonne bergère, il est l’attribut de vertu par excellence de la bonne fille et de la bonne épouse filant tranquillement son écheveau de laine. Elle vient avec l’érection de l’arbre créer un « couple » idéal entre le masculin (l’arbre) et le féminin (la quenouille). Une dualité qui régit les règles de vie de la communauté. Tous les deux entrent dans la ronde symbolique qui lie vitalité, fécondité, naissance et renaissance de la nature, de l’humain, du vivant fêtés au mois de mai. Un mois marial également.
La tradition des arbres de mai est attestée en Europe occidentale et un peu partout en France dès le XIe siècle. Elle restera populaire jusqu’au milieu du XIXe pour disparaître peu à peu. Seuls, quelques communes en France continuent à « planter le Mai » aujourd’hui encore. Sains-lès-Marquion est la dernière dans le Nord et le Pas-de-Calais.
Dans d’autres régions, il est coupé traditionnellement, dans la nuit du 30 avril au 1er mai. Ici, la date coïncide au début de la neuvaine. La règle voulait qu’il soit abattu et dressé au milieu du village par de jeunes hommes. Il constituait un rite de passage à l’âge adulte et une entrée « officielle » dans la vie de la communauté. La symbolique de l’érection du mai sous-entend toute la dimension sociale de la fertilité, de la virilité qu’ils pouvaient et devaient dès lors assumer. Cette fête éminemment païenne est ici remarquablement récupérée par l’Église pour en faire un élément au cœur du calendrier liturgique de Sains-lès-Marquion.
Le tombeau et les reliques de sainte Saturnine, une histoire aussi mystérieuse que sa vie
Le corps de Sainte Saturnine enterré à Sains-lès-Marquion semble rapidement faire l’objet de dévotion et par conséquence de convoitise. L’importance des reliques dépasse le cadre de la foi pour devenir un enjeu de puissance politique et économique. Recherchées, monnayées, échangées voire, créées de toute pièce, elles voyagent ainsi au gré des pèlerins, des prélats, des marchands et des voleurs qui sillonnent les routes.
Très tôt, il semble ne plus rester grand chose de la dépouille de la jeune femme. De toute façon, pendant très longtemps, personne n’hésitait à disperser un corps saint « façon puzzle ». Mais qui sont ces « saxons » qui semblent avoir fait main basse sur les fameuses reliques ? Un sceau de l’évêque de Paderborn, Liuthard (862 – 887) et une inscription papale faisant référence à l’évêque Biso (887-909) appartenant au reliquaire de Sainte Saturnine à Neuenheerse, en Allemagne, convergent pour une translation des reliques du Cambrésis à la Rhénanie dès le IXe siècle. Il se pourrait donc qu’en réalité, les restes de la jeune femme est très vite regagnés sa terre natale. Il est admis aujourd’hui que Saturnine de Sains et Saturnine de Neuenheerse sont une seule et même personne. Les deux communes sont d’ailleurs jumelées.
Un culte et plusieurs pierres tombales
Dans l’édition de 1614, histoire ecclésiastique du Pays-Bas, Guillaume Gazet (1554-1612) indique que le tombeau de Sainte Saturnine dans l’église du village fait l’objet d’une grande dévotion populaire. Puis vers le milieu du XVIIe siècle, des travaux modifient les plans de l’église. Le tombeau se retrouve à l’extérieur de l’édifice, comme aujourd’hui.
Il s’agit en réalité d’un couvercle de sarcophage mérovingien de plus de deux mètres de long et de forme pyramidale. Il est d’usage de venir y faire une prière. Certains font également trois fois le tour de l’église. Des témoignages parlent d’un saule aujourd’hui disparu, planté à côté de la tombe. La tradition voulait qu’on en détache l’écorce ou les branches pour en faire des baquettes. On frottait ces baguettes sur un grille, sur la statue de Saturnine ou son image. Elles servaient à la guérison ou à la protection du bétail.
Le mystère de la pierre disparue
Une magnifique pierre tombale du XIIe siècle retrouvée enchâssée derrière les boiseries du cœur était encore visible jusqu’en 1917. Elle fut évacuée du front comme beaucoup d’objets d’art et d’objets religieux. Cette pierre funéraire a été associée au culte de Sainte Saturnine. Pourtant, elle ne porte aucun attribut ni mention de la sainte. Elle n’a jamais été retrouvée et le mystère demeure.
Que reste-t-il du corps de Saturnine aujourd’hui ?
Un os de la sainte, conservé dans le reliquaire semble avoir réussi a traversé les siècles. Pour la petite histoire, le 14 octobre 1894, l’église du Perrier (85) reçut une relique de la sainte en provenance de Sains-les-Marquion. Il fut offert à la paroisse par Monseigneur Nicolas-Clovis-Joseph Catteau, évêque de Luçon, lui-même originaire de Sain. L’autre grand sanctuaire qui vénère Sainte Saturnine chaque 20 mai également, est celui de l’église de Neuenheerse en Rhénanie.
Enfin, il n’est pas inutile de préciser qu’il existe en réalité au moins deux saintes Saturnine. La seconde martyrisée à Rome sous Dioclétien (IVe siècle) est fêtée le 4 juin. C’est elle qui figure dans un arcosolia de l’église Saint-Pierre de Bouvines. Les deux sont souvent confondues.
La source miraculeuse entre bienfaits et punition divine
La source située à l’écart du village, sur la D 16, peu avant le canal, est quelque peu délaissée aujourd’hui. Lors de la neuvaine, on venait autrefois tremper un linge ou le pain préalablement béni pour en frotter le museau de la bête malade.
La légende nous raconte que c’est dans cette mare où Saturnine venait faire boire son troupeau que son assassin périt. Accident, désespoir ou poussé par les vaches de la bergère rendues furieuses par sa mort ? Toujours est-il qu’il fut englouti à jamais. Lorsque l’eau est basse, on voit encore, dit-on les traces de son équipage qui disparut à jamais
Une sainte protectrice du bétail et notamment des bêtes à cornes
Il existe toujours plusieurs variantes autour d’un culte. Les générations se succédant, les lieux se modifiant, les accessoires supplétifs disparaissant, certaines pratiques coexistent, que chaque famille s’approprie et se transmet de génération en génération. Il existe ainsi plusieurs variantes du culte à sainte Saturnine. Nous mentionnons ici les principales recueillies.
On venait autrefois frotter une baguette ou un rameau sur une grille de sa chapelle ou sur la statue elle-même. Baguette qu’on passait ensuite sur le dos de la bête malade pour la guérir. Une pratique à rapprocher de la tradition des baguettes de saint Druon ou encore de Saint Etton à Dompierre-sur-Helpe. En cas d’absence lorsqu’une vache est sur le point de vêler, il faut alors utiliser deux bâtons frottés de la même façon. L’un comme canne durant le voyage, le second laissé derrière la porte de la grange. La vache devrait attendre votre retour.
On faisait également bénir du pain durant la neuvaine. Il était conservé toute l’année et donné en remède à un animal malade. Le pain pouvait être également trempé dans la fontaine puis donné à manger. Fontaine dans lequel on venait tremper un linge ou la baguette pour les passer ensuite sur l’animal à soigner.
Un culte aussi pour la maternité
Le culte de sainte Saturnine est un singulier mélange de vertus protectrices des bêtes à cornes, des femmes enceintes et des fileuses de lin. Il faut là encore plonger dans les récits et miracles qui l’entourent pour en comprendre la signification. Le lien entre quenouille et fileuses de lin est évident. La jeune gardienne de troupeaux et le bétail également. Mais comment une vierge, fuyant le mariage, est-elle devenue une sainte de la maternité ?
La réponse est peut-être dans cet épisode. Alors que Saturnine se dirige vers l’église, sa tête toujours entre ses mains, une femme la voit passer devant sa porte. Elle a un tel choc qu’elle accouche aussitôt, heureusement sans difficulté. Miracle supplémentaire… Elle n’était pas enceinte !
Enfin, sa mansuétude envers les animaux, ses vertus bienfaitrices envers la fécondité bovine ont créé une parenté de fonction pour les jeunes femmes en désir d’enfant ou recherchant une protection pour mener à terme une grossesse, accoucher sans difficulté ou pouvoir allaiter.
Sainte Saturnine, la géante de Sains-lès-Marquion
Le 19 mai 2012, la géante de Sains-lès-Marquion sortait pour la première fois. Preuve que sainte Saturnine est encore formidablement ancrée dans l’identité et l’histoire de cette petite localité cambrésienne.
Nous vous invitons d’ailleurs à visiter le site passionnant de Daniel Decoune consacré à la tradition des géants dans notre région. Un voyage dans cette tradition forte, vivante, haut en couleur et en festivités qu’il nous fait découvrir à travers des photos magnifiques.
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