C’est à peine si on remarque cette grosse pierre posée le long d’une façade de la Grande Place de Pas-en-Artois. Et pourtant, ce granit rectangulaire a toute une histoire. Une histoire insolite, car voici la pierre – ou plutôt – le trône du roi des Guétifs.

La confrérie des Guétifs, les garants des bonnes mœurs

gros plan sur la pierre dite trône des Guétifs sur la Grande Place

Pas-en-Artois conserve sur sa Grande Place, une pierre connue sous le nom de « trône du roi des Guétifs ». Un petit écriteau nous renseigne sur cette étonnante confrérie créée par les moines du prieuré lors de l’Échevinage de 1188. Elle ne disparaîtra, semble-t-il, qu’au XVIIIe siècle. Cette société du bas peuple, le mot « guétif » désignant les quêteurs, les gueux, élisait à sa tête un roi. Il avait sous ses ordres une compagnie de « francs-hommes ». Le jour de l’an et le jour de la Saint-Martin (le 11 novembre), patron de la paroisse, il rendait visite aux échevins. Ces derniers lui remettaient une somme d’argent destinée aux réjouissances de la compagnie.

Le roi des Guétifs traitait les différends et les écarts de conduite notamment conjugaux au sein du peuple. Cette « institution » veillait en particulier à ce que l’autorité maritale du mari ne soit pas mise à mal. Lorsqu’un cas était connu, il tenait séance publique sur la place, assis sur la pierre. Si la « faute » était avérée, il montait sur un âne, puis il se rendait au logis désigné avec ses hommes de main. Arrivé devant la maison, il arrachait une paille de la toiture de chaume avant que sa troupe ne la découvre ensuite entièrement. À charge au mari de la refaire.

Les Pimperlots de Douai

Les Guétifs de Pas-en-Artois ne sont pas les seuls à veiller ainsi sur la bonne marche des ménages. Alexandre Desrousseaux rapporte que le jour de Mardi gras à Douai, la joyeuse bande des Pimperlots se rendait en fanfare au domicile des « mauvais ménages ». L’un d’eux, déguisé en avocat, tenait dans ses bras la figurine en bois d’un petit singe mangeant une orange. Après avoir reçu le sermon d’usage, le couple devait s’embrasser avant d’embrasser le singe. Le cortège repartait quémandant de quoi s’offrir un bon repas. Cette tradition semble avoir disparu au début du XIXe siècle.

vue de trois personnages déguisés lors d'un carnaval

Mais le plus intéressant est la filiation qui est faite avec une tradition plus ancienne appelée « Le divertissement du Prince » qui se déroulait chaque année le 2 février. On désignait un « prince » qui, avec d’autres acteurs devait parodier les sujets qui leur était présentés. Un exercice qu’ils accomplissaient devant les échevins de la ville avant de parcourir les rues. Ils étaient récompensés par de l’argent et des lots de vin.

Enfin, nous avons dans notre région un autre témoin insolite de ces étonnantes et bruyantes déambulations à destination des femmes infidèles. Une autre pierre d’ailleurs, le gal de Gauchin-Legal appelée aussi la pierre des maris trompés.

L’ordre au milieu d’un désordre apparent

gravure représentant un charivari

Concernant le sort réservé aux Passoises et Passois, on peut s’interroger sur cette étonnante punition de voir ainsi sa demeure mise à nu. On retrouve sans doute toute la symbolique du toit, le « chef », le protecteur de la maison. L’ordre social et moral mis à mal est une maison sans toit et une maison sans toit va à sa ruine. Cette responsabilité qui incombe jusqu’aux plus pauvres est un ciment de la communauté. Un ordre sociétal sous-jacent y compris dans le désordre apparent des fêtes burlesques qui animent les festivités populaires. L’inversion de la hiérarchie sociale, laïque ou ecclésiastique, les cortèges bruyants et déguisés, les excès en tout genre vont alors jouer un rôle de soupape et de régulateur.

La tradition des grands tapages et des rois burlesques

tableau de Jacob Jordaens représentant le roi qui boit
Le roi boit. Tableau de Jacob Jordaens au musée des Beaux-Arts de valenciennes

Carnaval, charivari, fête des rois, fête de l’Âne… Autant de manifestations populaires qui jouaient un rôle social essentiel au sein de la communauté. Leurs débordements, leurs réjouissances, leurs excès voire même la cruauté et l’infamie des punitions publiques ont été très longtemps admises faute de pouvoir toujours être encadrées, notamment par les autorités cléricales. Une Église qui connaissait elle-même sa fête des Fous, fête interdite à partir du Concile de Trente (XVIe siècle). Sa version laïque a perduré sous la forme de notre carnaval.

foule déguisée pour un charivari

Ces fêtes de l’inversion étaient un socle communautaire essentiel. On renverse, le temps des festivités, les piliers qui font société : les jeunes prennent le pouvoir, les plus pauvres deviennent rois, les relations débridées décomplexées, l’outrance des abus de boissons et de nourritures permise. Même la propriété n’est plus respectée : on peut ainsi entrer dans une maison et y déloger de forces ses occupants pour peu qu’ils dérogent aux bonnes règles de la société. Car, par un effet miroir, c’était aussi l’occasion de remettre de l’ordre dans le désordre : les femmes trop autoritaires, le maris trop soumis ou trop complaisants, les paresseux, les voisins acariâtres vont faire les frais de cette liesse vindicative. On les montre du doigt à grand renfort de bruits et de démonstrations publiques parfois très humiliantes.

Les Guétifs sont-ils un héritage des fêtes des Fous et de l’Âne ?

gravure ancienne représentant un fou monté sur un âne lors de la fête des Fous

La fête des Fous désigne en réalité plusieurs festivités en fin d’année organisées par les chapitres séculiers. Elles commencent souvent à la Saint-Nicolas, le 6 décembre pour finir le Jour de l’An. Ces fêtes très populaires en France et notamment dans le Nord ont la particularité de mélanger dans leurs réjouissances, laïcs et membres du clergé. Sa singularité tient dans l’inversion de la hiérarchie cléricale à travers l’échange des habits et des rôles liturgiques. Enfin, il était d’usage que les chanoines offrent un repas et la boisson à leurs condisciples. Ces fêtes ont donné lieu à de tels débordements lors des offices et dans les rues qu’elles disparaîtront à partir du Concile de Trente, vers la fin du XVIe.

vue ancienne d'une fête de l'Ane à Carcassonne

Le roi des Guétifs montant sur un âne et sa vigilance aux bonnes mœurs conjugales fait irrémédiablement penser aux chevauchées de l’âne rapportées un peu partout en France. La version la plus répandue consistait à l’approche des jours gras à promener un âne vivant ou une effigie dans les rues du village. Cette tradition qui faisait référence la scène biblique de la fuite en Egypte connu une étonnante évolution burlesque. En effet, une coutume médiévale voulait qu’un mari battu par sa femme monte sur un âne à l’envers, la queue lui servant de bride. Il devait chevaucher ainsi à travers le village sous les quolibets de la foule. On soulignera également, ici, une résonance particulière avec la figure de l’âne de Saint-Martin si présente dans notre région.

Une pierre de justice en place publique

vue d'un des 10 cailloux de justice situé à Fleurbaix
L’une des pierres de justice conservées à Fleurbaix

L’origine de la pierre des Guétifs reste un mystère. En revanche, il n’est sans doute pas erroné de penser aux pierres de justice en usage au Moyen-âge. Ces sièges étaient utilisés par les échevins lors de plaids généraux où se traitaient les questions aussi bien administratives que punitives. Citons l’exemple des cailloux du Pays de Lalloeu dont deux sont encore visibles devant l’église de Fleurbaix, la seconde devant celle du Nouveau Monde, sur la commune de La Gorgue. Que les très sérieux échevins aient laissé leur place à ces rois de fête et ces grands « tintamarres » populaires, sans aucun doute. À Pas-en-Artois, l’Hôtel de Ville et la pierre des Guétifs ne sont-ils pas installés de part et d’autre de la Grande Place comme un partage symbolique du pouvoir ? Ils se font face comme en miroir. Un miroir où chacun rêve d’être au moins une fois l’autre… Le temps d’une fête.


LA PIERRE DES GUETIFS EN PRATIQUE

  • 19 Grande Place, 62760 Pas-en-Artois
  • Accès libre