S‘il y a bien un sujet qui divise les historiens et les passionnés d’architecture, ce sont ces fameux dessins et ornements sur les façades de nos maisons, châteaux, remparts, églises… Pour certains ce sont des signes protecteurs, issus en partie des runes, l’alphabet nordique. Pour d’autres, de simples décorations. Partons à leur découverte, notamment en Flandre et à Lille, et faites-vous votre propre opinion…

Les runes : Simple décoration ou signes protecteurs ?

Les hommes ont de tout temps cherché à se protéger des forces du mal, de la malchance, des aléas de la vie. Après tout, combien de maisons ont encore un fer à cheval accroché à la porte, un bouquet de buis bénit dans la chambre, un médaillon de Saint Christophe dans la voiture ?

façade de maion avec des signes runiques, cercle, losange, croix et calice

Cette petite grammaire de la superstition ou de la tradition est en tout cas l’occasion de revisiter les murs des villes et des villages avec un œil différent. Notre région, et notamment en Flandre, est particulièrement riche de ces symboles. Ils demeurent un élément récurrent – y compris sur les constructions les plus récentes.

Les plus visibles apparaissent sur les façades et les pignons. Ils sont en général tracés, seuls ou en groupe, de façon symétrique ou pas. Les formes réalisées jouent sur des différences de couleurs ou d’agencement des briques par des mises en relief de l’appareillage du mur. Mais d’autres sont plus discrets et échappent volontiers à l’œil : C’est le cas par exemple des signes gravés sur les ancres murales des maisons, ou encore sur les impostes des portes d’entrée.

En Normandie et en Alsace, ce sont les colombages en bois qui laissés visibles jouent, semble-t-il, ce rôle. Les dessins formés, quelquefois extraordinairement complexes, vont en effet bien au-delà des nécessités de décharge et de contreventement de l’édifice.

Parmi les “signes” protecteurs, on distingue deux grandes familles. Les runes à proprement dites et les “dessins” comme le cœur, l’étoile, le calice … Qui viennent pour la plupart de la symbolique religieuse judéo-chrétienne.

L’alphabet runique, à la source des questions

les 24 lettres du futhark l'alphabet runique

Le nom de “futhark” vient des 6 premières lettres de l’alphabet runique

L’alphabet runique soulève autant de conjonctures que les signes eux-mêmes. Disons pour simplifier le plus possible que le vieux futhark fût utilisé par certains peuples germaniques, scandinaves et anglo-saxons du IIe au VIIIe siècle. On peut même dire au-delà puisqu’on retrouve son utilisation dans des inscriptions flamandes et bourguignonnes jusqu’au IXe siècle. Chaque peuple a d’ailleurs développé des variantes qui ont donné naissance à plusieurs alphabets. Le vieux futhark est composé de 24 signes. À chaque signe correspond un son et une symbolique. Les runes – en traduction “secret murmuré” – sont dotées de pouvoirs et notamment de pouvoirs protecteurs. Encore aujourd’hui, elles sont utilisées comme talisman et comme supports de divination.

Le futhark à l’origine des alphabets compagnons ?

La question posée est de savoir si les signes retrouvés sur les façades ont un lien intentionnel  avec les runes de l’ancien futhark. La similitude de forme et la pertinence de “sens” plaideraient pour leur persistance comme signes protecteurs. Mais cette similitude pourrait-elle être seulement due au caractère angulaire des runes qui sont, à l’origine, gravés ? Caractère angulaire qui coïncide avec celui de la brique. Simple ressemblance de formes donc ?

A l’inverse, on peut aussi penser que la contrainte du matériau a pu favoriser la transmission et la survivance de certains symboles comme motifs traditionnels. A contrario, la gravure dans le fer des ancres n’induit pas la même contrainte. Pourtant, on retrouve aussi des signes similaires. L’alphabet des charpentiers, par exemple, utilisé pour marquer les pièces de bois avant l’assemblage en reprend un grand nombre. Maçons, architectes, menuisiers, forgerons… Auraient peut-être perpétué un langage plus mystérieux qu’il n’y paraît…

Des runes secourables et protectrices

les runes sont aujourd'hui un support de divination et de protectionDans la grande famille des runes,  il y avait les runes dites amères lorsqu’on voulait faire du mal,  les runes secourables pour détourner les accidents, les runes victorieuses pour procurer la victoire, les runes médicinales pour guérir etc. Elles pouvaient être utilisées individuellement ou liées en amalgame. Seule une poignée de runes semble avoir été utilisé sur les édifices.

Voici les plus courantes, amusez-vous à les déchiffrer au cours de vos balades…

Tracé de la rune kenaz , une des runes souvent utilisée sur les monumentsKano ou kenaz symbolise le feu domestiqué,   le flambeau, la flamme : Il est en lien avec l’âtre, le foyer. On a longtemps compté la population en nombre de “feu” puis de “foyer”. Elle désigne aussi l’énergie,   la créativité d’un artisan, d’un artiste, l’énergie bienfaitrice, inspirante mais aussi destructrice si elle n’est pas maîtrisée.

 

la rune Gebo, encroix, est une des runes les plus utilisée sur les édificesGebo, ou croix de saint André. Le symbolisme de deux droites, identiques, qui se rencontrent en un point central a nourri la notion d’hospitalité et de don qui s’y attache. C’est aussi l’emblème du dieu celtique Taranis, dieu de l’orage et du tonnerre. On remarque que la rune est souvent utilisée sur la partie supérieure d’un édifice. A partir du 1er niveau. C’est le cas notamment pour le palais Rihour à Lille et au château d’Esquelbecq.

la porte de Gand dans le Vieux-Lille avec ses signes runiques
La porte de Gand dans le Vieux-Lille porte sur ses deux façades des signes identiques aux runes

Elle a également un lien de parenté fort avec  la croix dite de Bourgogne avec une nuance dans le motif que la brique sait bien retranscrire:  Les petites ramifications sur les deux lignes. Un détail qui a son importance. En effet, pour les édifices construits avant la reconquête de Louis XIV, on peut penser qu’il s’agit d’un signe d’appartenance à la “maison de Bourgogne” ou plus largement aux territoires sous domination espagnole. Placés en hauteur, comme ils le sont souvent, et donc visibles de loin, ils ont peut-être joué aussi un rôle de signe reconnaissance, d’appartenance, comme le serait un drapeau.

Jera est une des runes souvent utilisée sur les monumentsJera : Elle symbolise le cycle des saisons et plus particulièrement l’été, le temps des moissons. Des moissons essentielles pour la survie et le développement de la communauté. L’abondance signifiait la vie, leur rareté la disette. Par extension, dans le rôle économique et social essentiel qu’elles jouent, Jera rejoint la notion de richesse, de prospérité, de paix d’une maison, d’une ville.

Sowilo en forme d'éclair une des runes souvent utilisée sur les monumentsSowilo : Elle symbolise le soleil, symbole de vie mais aussi l’éclair, la foudre, le feu enfin de façon plus général, la lumière. Par cette combinaison, Sowilo est associée à la notion de victoire. La victoire des forces du bien sur les forces des ténèbres, la force victorieuse d’une communauté face à ses ennemis. La lumière guide, protège, éclaire de même que le soleil chasse la nuit et ses dangers.

Ingwaz en forme de losange une des runes souvent utilisée sur les monumentsIngwaz : Cette rune est liée au dieu Ing, qui porte les valeurs de fécondité avec une forme qui évoque un œuf. Par extension, elle symbolise la communauté,   la cohésion, la construction, les liens de vie,  les liens sociaux. En cela, c’est une rune protectrice du foyer, de la maison,  de la cité, des naissances. Par extension, de la prospérité. Elle forme d’ailleurs l’essentiel des “nœuds magiques” très fréquents sur les pignons des maisons flamandes. Doublée verticalement, on peut y voir un 8, chiffre éminemment symbolique dans beaucoup de civilisations et notamment dans la tradition judéo-chrétienne. Il porte les notions de résurrection, de perfection, d’immuable, de vie, de prospérité…

Elhaz : Par sa forme verticale, elle évoque le tronc et les branches d’un arbre, inversée, ses racines. Elle est fortement liée à la notion de famille, de communauté. Ses lignes en éventail font également penser à une main ouverte, signe de protection et de sécurité. Cette forme est très présente dans l’ossature bois d’une maison.

 

Othila formé d'un losange en haut finit par une croix comme une sorte de poisson une des runes souvent utilisée sur les monumentsOthalaz ou Othila : Cette rune est en rapport avec la notion de propriété, de biens, de possession. Elle est elle-même l’imbrication de deux autres lettres : Ingwaz et Gebo. On retrouve ainsi un faisceau de symboles liés aux notions de prospérité et de protection.
Isa en forme de baton droit une des runes souvent utilisée sur les monumentsIsaz ou Isa : Cette rune symbolise la glace, l’eau gelée, figée. Elle est synonyme de protection, parce qu’elle “fige”, stoppe, arête un mouvement. On la considère donc comme une des grandes runes bouclier. Sa verticalité évoque aussi le tronc d’un arbre, un pilier, une colonne. Elle fait référence à l’ordre, la cohésion, la structure d’une communauté, d’une famille… Enfin, comme l’eau glacée, Isa évoque la transparence, la solidité, l’honnêteté.

le pigeonnier du château d'esquelbecq daté de 1606 avec des coeurs et des noeuds magiques

Multipliés, entrelacés, combinés les uns aux autres, mélangés avec des symboles chrétiens… Les caractères runiques semblent ainsi former un langage qui garde tout son mystère. Ils entretiennent avec  notre histoire un lien étroit et intime : Le palais Rihour et la porte de Gand à Lille; le château, l’église et plusieurs maisons d’Esquelbecq; les églises de Saint-Jans-Cappel, Boeschepe, Steenvorde… Jusqu’aux maisons à colombage de Gerberoy sont autant d’invitations à plonger dans cet univers fascinant.