Entrons une nouvelle fois dans la ronde de nos légendes pour écouter cette étrange histoire … On murmure, en effet, que les marais de Palluel cachent une fée redoutable …l‘impitoyable dame des Clairs ! Ne vous fiez pas à ces eaux qui paraissent si tranquilles… Car, c’est dans leurs profondeurs que vit cette dame légendaire. Nous sommes au cœur de la vallée de la Sensée, au pays des Tables des fées,  des pierres du diable, et des pierres curieuses sur lesquelles se chuchotent d’effrayantes histoires …

Et pourtant, qui pourrait le croire en découvrant Palluel, ce petit village paisible entouré de marais, d’étangs et de plans d’eau. Un lieu de villégiature qui fait le bonheur des pêcheurs et des vacanciers en recherche de nature. Alors partons sans plus tarder pour une longue promenade autour des marais en compagnie de Charles Deulin *… Mais gardez-vous de vous pencher trop près de la rive, à moins d’avoir pris soin de glisser 3 pommes d’or dans votre sac !

La légende de la Dame des Clairs, la fée des marais de Palluel

Au temps jadis, il y avait à Palluel, du côté de Cambrai, un pauvre tisserand à qui sa femme allait bientôt donner un enfant. Or, une huit, celle-ci rêva que, si elle mangeait de la véronique, elle mettrait au monde une fille qui aurait la plus merveilleuse chevelure qu’on pût voir. Il fallait, d’après son rêve, que la véronique fût cueillie, à minuit sonnant, dans le jardin de la Dame des Clairs. Les clairs, ou plaines liquides, s’étendaient alors à Paluel beaucoup plus loin que de nos jours. Ils étaient aux trois quarts bordés par la forêt et, au milieu du lac, dans un petit îlot, fleurissait, disait-on, le jardin enchanté.

Nul, de peur de fâcher la Dame des Clairs, n’osait approcher de son domaine. Pourtant la femme du tisserand tourmenta tellement son mari que, par une nuit noire comme le cœur de la cheminée, il prit une barque et rama vers l’îlot. Il y aborda heureusement, se glissa à pas de loup dans le potager et, à la lueur d’une lanterne sourde, y cueillit les pousses de véronique les plus tendres qu’il put trouver. Il achevait d’en remplir son panier, quand soudain parut la Dame des Clairs.

la fée des marais de Palluel se penche sur le berceau de l'enfant— Que fais-tu là? lui dit-elle.

— Pardonnez moi, bonne dame, répondit-il, je cueille un peu de véronique pour ma femme, qui meurt d’envie d’en manger.

— Je te pardonne, mais à une condition, c’est que tu me donneras ce qui va naître demain, à pareille heure , dans ta maison.

Le tisserand n’attendait pas son enfant sitôt, et il avait une chèvre tout près de chevroter. Il promit ce qu’exigeait la dame et emporta sa salade. Sa femme la mangea sur-le-champ et, le lendemain, à minuit sonnant, elle mit au monde une fille qui avait de beaux cheveux, blonds comme les blés. La bique ne biqueta qu’une heure après.

Le tisserand et sa femme furent désolés, mais qu’y faire? Tous les deux moururent d’ailleurs d’une peste qui vint l’année d’ensuite, et Véronique, — c’est le nom dont ils avaient baptisé l’enfant, — fut recueillie par un voisin charitable. Véronique grandit sans qu’on ouît parler de la Dame des Clairs, mais un jour qu’elle allait à l’école, son petit panier au bras, elle rencontra une belle dame aux yeux verts, dont la robe était mouillée à l’endroit de l’ourlet. Cette dame prit Véronique par la main et la conduisit en son domaine, où elle l’enferma dans une tour de cristal de roche qui n’avait ni porte, ni escalier, et où l’on ne pénétrait que par une seule fenêtre, qui s’ouvrait tout en haut. La tour était si transparente que, au soleil comme à l’ombre, elle se confondait avec l’air, de sorte que de loin on ne pouvait l’apercevoir.

La Dame des Clairs installa la fillette au faîte de la tour, devant une table garnie de pièces de toile tissée avec les fils de la Vierge.

— Tu gagneras ta vie, lui dit-elle, à tailler et à coudre mes chemises. Je les aime très fines et j’en use beaucoup. C’est un métier que je t’aurai vite appris.

De fait, Véronique devint bientôt fort habile et passa ainsi plusieurs années durant lesquelles sa chevelure grandit, épaisse et soyeuse. A dix-sept ans, ses cheveux, blonds comme de l’or fin, tombaient jusqu’à ses talons et, chose singulière, ils s’allongeaient à sa volonté.

La dame venait souvent la voir et elle lui criait du pied de la tour :

— Véronique, descends tes cheveux, que je monte !

Véronique dénouait ses longues tresses d’or, les tournait autour d’un des crochets de la fenêtre et les laissait pendre au dehors. Elles s’allongeaient jusqu’à terre et la dame montait par cette échelle d’un nouveau genre.

La seule distraction de la captive était, sa journée finie, de peigner sa chevelure et de contempler les sarcelles, les cygnes et les canards sauvages qui s’abattaient sur le tranquille miroir des clairs.

La pauvre fille s’ennuyait beaucoup; elle songeait qu’elle ne se marierait jamais et qu’elle vivrait toujours seule dans cette tour. Il lui semblait que, si elle avait pu se marier comme les autres femmes, elle eût été une épouse aimante et fidèle et qu’elle aurait fait le bonheur de son époux. Quelquefois elle chantait pour charmer son ennui : elle avait une voix pure et argentine qui s’étendait au loin jusque dans la forêt, et les gens assez hardis pour s’aventurer de ce côté croyaient ouïr la voix d’un ange.

Un soir, au retour de la chasse, le jeune comte d’ Oisy passa le long des clairs. Il entendit le chant de Véronique, regarda partout et ne put découvrir d’où sortait cette voix ravissante. Le lendemain, il revint à la même heure et entendit la même voix. N’étant pas de naturel peureux, il prit une barque et rama vers l’îlot de la Dame des Clairs.

Quand il en fut assez près, il vit au-dessus du lac une jeune fille d’une beauté merveilleuse, qui peignait ses longs cheveux d’or dans la pourpre du soleil couchant. Comme il ne pouvait distinguer la tour à cause de sa transparence, la jeune fille lui paraissait suspendue en l’air. Il resta quelques minutes ébloui, puis il se hâta de gagner l’îlot : il reconnut alors que la belle aux tresses d’or n’était pas suspendue entre la terre et l’eau, mais enfermée au haut d’une tour de cristal. Il chercha la porte de la tour et s’aperçut qu’il n’y avait point de porte.La Dame des Clair survole les marais de Palluel

Tout à coup il ouït du bruit à quelques pas et vit la Dame des Clairs qui venait faire visite à Véronique. Il se cacha derrière un arbre. La dame cria :

— Véronique, descends tes cheveux, que je monte !

Véronique descendit ses cheveux qui, à la grande surprise du jeune comte, dévalèrent jusqu’au pied de la tour, et la dame y monta. Il attendit quelque temps, mais voyant que la visiteuse ne quittait pas la jeune fille, il s’en retourna à son château en rêvant à cette étrange aventure.

Le lendemain, il revint encore rôder de ce côté et, quand la nuit fut tout à fait close, il cria en contrefaisant la voix de la dame :

— Véronique! descends tes cheveux, que je monte !

Véronique déroula sa chevelure embaumée, et le comte y monta. A sa vue, la jeune fille poussa un cri d’effroi. Il sauta néanmoins dans la chambre et, tombant à ses genoux, il s’efforça de la rassurer : il y parvint sans peine. La veille et le soir même, Véronique l’avait aperçu ; il lui avait paru beau et de taille élégante ; elle s’était dit au fond de son cœur que celle qu’il prendrait pour épouse serait bien heureuse.

Il lui proposa alors de la délivrer et de l’emmener à son château, afin de l’épouser : il parlait d’une voix si douce et si tendre, qu’il l’eut bientôt persuadée. La prisonnière consentit à ce qu’il apportât le lendemain une échelle de corde. Ils l’attachèrent à la barre de la fenêtre et tous les deux se sauvèrent par cette voie; ils entrèrent ensuite dans la barque et le comte fit force de rames.

Au moment où, ayant touché terre, ils se trouvaient hors des atteintes de la dame, ils se retournèrent et la virent debout, sur l’eau, à quelques pas derrière eux.

— Comte d’ Oisy, dit-elle, tu m’as enlevé ma captive ! Malheur à toi, si je te retrouve sur mon domaine !

Arrivé à son château, le comte d’Oisy épousa Véronique, comme il l’avait promis. Les époux s’aimaient du plus ardent amour, et le ciel bénit leur union. Neuf mois après, la belle aux tresses d’or donna à son mari deux fils jumeaux, qui étaient d’une rare beauté. La comtesse voulut les nourrir et les agazouiller elle-même. Elle passait sa vie à les dodeliner, à les parer et à les adoniser. Dès qu’ils purent marcher sans lisières, elle les garda toujours, ainsi qu’une poule fait de ses poussins, à la ronde de son oeil, et rien n’était charmant comme de la voir se promener dans le parc, suivie de ses deux enfants, qui la tenaient par ses longues tresses d’or.

Ce bonheur dura cinq ans, au bout desquels l’un des jumeaux vint à mourir. Ce fut une grande désolation dans le château, et la comtesse pleura toutes les larmes de ses yeux. Elle ne pouvait se faire à l’idée de savoir le petit corps blanc dans la terre humide et froide, et c’est pourquoi sa douleur était inconsolable.

Une nuit, l’enfant mort lui apparut : il s’assit à sa place accoutumée et se mit à jouer; il y resta jusqu’au matin et, durant toute la nuit, la comtesse le regarda en pleurant. Quelques jours après, comme ses larmes ne tarissaient point, l’enfant se montra encore. Il était vêtu de la petite chemise avec laquelle on l’avait couché dans le cercueil, et il avait sur la tête sa couronne de roses blanches; il s’assit au pied du lit.

— Mère, dit-il, tes larmes mouillent ma petite chemise de mort, et cela m’empêche de dormir dans mon cercueil : cesse donc de pleurer, mère chérie, et reporte tout ton amour sur mon frère.

Véronique cessa de pleurer, mais son autre fils tomba malade de langueur. Le désespoir de la mère fut sans bornes. L’enfant mort lui apparut de nouveau ; cette fois il tenait dans ses mains trois pommes d’or.

— Mère, dit-il, voici trois pommes du jardin du paradis : tu les donneras à mon frère lorsque son mal le fera trop souffrir.

Elle prit les pommes, et chaque fois que l’enfant pleura, elle lui en donna une. L’enfant jouait avec la pomme et, quand il avait retrouvé sa gaîté, il la rendait à sa mère, qui la serrait précieusement. Pour se distraire de sa douleur, le comte passait presque toutes ses journées à la chasse ; il partait à l’heure où les chats mettent leurs chausses et s’enfonçait au plus profond des bois.

La comtesse n’avait pas oublié la menace de la Dame des Clairs. Chaque matin elle disait :

— Surtout, ô mon époux, ne chasse pas, je t’en supplie, du côté des clairs.

Et le comte lui répondait :

— Ne crains rien, ô ma belle adorée, jamais je ne vais de ce côté.

le prince prisonnier de la fée des marais de PalluelUn jour il leva une biche d’une blancheur éclatante qui le promena durant quatre heures, paraissant toujours près de se laisser atteindre. Emporté par son ardeur, il ne remarqua point qu’elle le conduisait peu à peu du côté des clairs.

Soudain, par un brusque écart, la biche débucha sur le lac et s’y plongea toute fumante. Le comte fit feu et blessa l’animal, qui alla au fond en se débattant. Sans réfléchir, il sauta dans l’eau pour saisir son gibier, mais il n’y fut pas plus tôt, que la dame aux yeux verts l’enlaça de ses bras humides. Elle l’entraîna si vite au fond que c’est à peine si le miroir de l’eau en fut troublé.

Cependant Véronique, ne le voyant pas revenir, commença de s’inquiéter. Vers minuit, elle fit battre la forêt aux flambeaux ; le jour suivant, on continua les recherches ; ce fut en vain. Le soir, la comtesse pensa que, malgré sa promesse, le comte avait peut-être chassé du côté des clairs. Elle y alla et, pleurant et se tordant les mains, elle appela son bien-aimé par son nom, mais rien ne lui répondit; elle fit le tour du lac et ne craignit point d’appeler la dame elle-même ; elle n’en reçut aucune réponse. Le miroir de l’eau restait immobile et, au fond de l’étang, le disque échancré de la lune lui montrait ses cornes, sans bouger.

de le revoir; mais alors, il n’en resterait plus qu’une pour rendre la joie et la santé à son petit enfant !

« Est-ce assez d’ailleurs, se disait-elle, qu’il montre sa tête hors du lac? S’il ne peut venir à moi, n’est-ce pas une chose plus cruelle que si j’ignorais encore où il est ? »

Décidée alors à tout braver, elle monta dans une barque et se fit conduire à la tour de cristal : la tour n’y était plus. Elle ordonna de fouiller le lac dans toute son étendue : on n’y retrouva son époux ni vivant, ni mort.

Elle prit le deuil et pleura quarante jours et quarante nuits. Elle chercha alors dans les caresses de son enfant un soulagement à sa peine ; mais elle avait toujours devant les yeux l’image de son époux bien-aimé. Tous les soirs, elle errait avec son fils le long des clairs, ne pouvant s’ôter de la tête qu’il était là, celui qu’elle avait perdu.

Un soir que la pleine lune brillait au ciel, l’enfant commença de pleurer et de crier si fort que la comtesse lui donna une pomme d’or pour l’apaiser. Il joua avec la pomme et la fit rouler sur le bord de l’eau. Soudain l’eau bouillonna, une vague s’éleva, s’avança jusqu’à la pomme et, en se retirant, l’entraîna avec elle.

L’enfant courut pour rattraper son jouet. Craignant que son fils ne fût enlevé par la vague, la mère s’élança et le ramena vivement en arrière. A peine la pomme était-elle arrivée au fond, que la tête du comte sortit de l’eau : il ne dit rien, mais il attacha sur sa femme un long et triste regard. Une autre vague accourut et couvrit la tête du chasseur. Tout disparut : le lac redevint calme comme auparavant et la comtesse n’y vit plus que la face tranquille de la pleine lune.

Véronique fut tellement émue, qu’elle se sentit près de défaillir ; elle s’assit sur la terre brune et tâcha de se remettre. Elle savait maintenant que son époux bien-aimé existait encore, et elle en rendit grâce au ciel. Malheureusement il était au fond du lac, au pouvoir de la Dame des Clairs, et c’est en vain que la pauvre femme fit fouiller le lac une seconde fois. En jetant à l’eau une autre pomme d’or, elle avait la faible espérance

Et pourtant l’infortunée ne sut pas résister au désir de revoir son époux : l’enfant pleura derechef, et elle lui donna la deuxième pomme. Il la fit rouler comme l’autre sur le bord du lac: l’eau bouillonna, une vague s’éleva, s’avança vers le bord et entraîna la pomme en se retirant. Presque aussitôt la nappe d’eau s’entrouvrit, le comte monta à la surface jusqu’à la ceinture et tendit ses bras vers sa femme.

Soudain, une autre vague arriva à grand bruit, le couvrit et le fit disparaître.

— Hélas! dit la comtesse, que m’a servi, ô mon bien-aimé, de te retrouver pour te reperdre aussitôt ?

Et cependant elle éprouvait un désir de plus en plus vif de le revoir ; nul doute que, cette fois, il n’apparût tout entier ! Mais il ne restait plus qu’une pomme d’or, une seule et, si elle la sacrifiait, avec quoi pourrait-elle ensuite amuser et guérir son petit enfant ! La pauvre femme regardait tour à tour le lac et la pâle figure de son fils, ne sachant à quoi se résoudre. Tout à coup elle l’enleva dans ses bras et s’enfuit en s’écriant :

— Non, non, je ne dois pas sacrifier la vie de mon enfant à la joie de voir mon époux !

Le petit garçon se prit alors à geindre et à crier si fort qu’on eût dit qu’une main invisible le fouettait jusqu’au sang. Véronique s’arrêta, mit son fils à terre et, jugeant qu’il était assez loin de l’eau pour qu’il n’y eût aucun danger, elle lui donna la dernière pomme d’or. Il ne l’eut pas plus tôt dans la main, qu’il courut vers le lac et, avant que sa mère eût pu l’en empêcher, il y jeta la pomme en criant :

— Mon père ! mon père !

Aussitôt le comte parut tout entier hors du lac. Rapide comme l’éclair, la comtesse lui lança ses longues tresses d’or. Le comte les saisit, glissa sur l’eau et, d’un bond, sauta sur la rive. Il serra sa femme et son enfant dans ses bras, et tous les trois se hâtèrent de gagner le château d’Oisy. Apaisée par le don des pommes du paradis, la Dame des Clairs les y laissa en repos.

Ils vécurent longtemps heureux et c’est, dit-on, depuis lors qu’en souvenir du métier que faisait la fille du tisserand dans la tour des clairs, Véronique est devenue la patronne des lingères et des mulquiniers. Depuis lors aussi, en mémoire du grand et constant amour de la comtesse, on a fait de la véronique la fleur de la fidélité.”

* Charles Deulin est un écrivain et journaliste, né et décédé à Condé-sur-Escaut (1827 -1877). Il est l’auteur des Contes du roi Cambrinus dont ce récit est extrait.